Maman est morte depuis moins de 24h, mais le moment de sa mort semble lointain, coincé entre les murs de la chambre 214. Ses yeux bleus sont avec moi, ses tâches de rousseur tourbillonnent au dessus du figuier, dans l’air chaud de la fin du premier jour. Autour de la piscine, Esther et moi demeurons interdites. Le chant des cigales continue, des enfants crient de joie dans le jardin des voisins, pendant qu’un chat s’approche à tâtons sur les pavés de la terrasse brûlante.
Rien n’a changé en apparence, mais tout est devenu différent. Plus rien n’existe réellement. Tous les éléments constituant le paysage environnant ressemblent à des décors, artificiels paysages. Les gens, eux, sont devenus des silhouettes creuses, comblant le vide, sorte de figurants d’un long métrage sans fin. Je ne réponds pas au téléphone. Esther non plus. Papa nous a laissées à la maison. Il est retourné en ville, parmi ceux du quai, annoncer la nouvelle. « Sylvie est morte ». Nous le laissons porter le message funeste et demeurons dans la propriété silencieuse, sur le Mont Saint Clair. Je songe à aller m’étendre dans le jardin, sous les iris que l’on ramassait autrefois. Je ne veux plus jamais partir d’ici.
Quelques minutes plus tôt, notre oncle a suggéré que nous organisions un buffet post-obsèques, pour les cousins qui descendrons de la région parisienne. J’ai éludé. Pourquoi donc ouvririons nous la porte à cette famille que nous n’avons jamais vue? L’un des cousins couve de grandes responsabilités à la Saclay, vit dans la coquette banlieue ouest de Paris et attend un accueil de son rang. Il n’a pas envoyé de mot. Il n’a pas appelé. Il est un nom sans visage. Il n’apporte pas de réconfort. Juste des corvées supplémentaires.
Esther m’a fait de gros yeux. Ni elle, ni moi, avons le coeur à changer les draps du lit dans lequel Maman dormait. Nous avons prévu de dormir dedans tous les soirs qui précéderont les obsèques. On s’enivrera de son odeur jusqu’à tomber dans les pommes et personne ne viendra nous empêcher de respirer Maman.
Dans le chlore du bassin, nous nous laissons flotter, indolentes, bercées par les centaines de cigales sonores mais invisibles. Un gecko se faufile sur la façade de la maison brûlante. L’ombre des pins parasols grandit sur le sol, jusqu’à la piscine, provoquant un frisson sur la peau mouillée privée de soleil. On ressort, sécher sur le sol encore tiède.
Qu’allons nous devenir?
-J’en sais rien, Esther. Que dalle, tout le monde s’en fout.
-C’est vrai, personne ne nous a proposé d’aide. Les gens pensent juste à ce qu’ils vont ingurgiter après l’enterrement. On le fait quand? T’as toujours pas dit à Bournicoto…
-On le fait lundi.
-Mais on n’est que mercredi là…
-Et Maman est morte cette nuit.
-On a le droit?
-Lundi, ce sera le 6ème jour. T’as pas envie de garder Maman avec nous?
-Ben si. Mais elle ne va pas marquer? Je veux dire…
-On s’en fout. On l’a vu dans tous les états. Embaumée, elle tiendra jusqu’à lundi.
-Les cousins de Paris vont êtres énervés…ils voulaient absolument partir en vacances et boucler l’enterrement vendredi.
-J’emmerde Paris. Ces gens ne sont bons qu’à venir se baigner dans le Midi et se prendre en photo en maillot de bain.
-C’est vrai qu’ils prenaient Maman pour leur bonne quand elle était malade…elle ne voulait pas te le dire pour que tu ne fasse pas d’esclandre. L’été dernier, elle cuisinait et faisait leur chambre pendant qu’ils bronzaient, alors que son cancer lui rongeait les os… Mais elle ne voulait pas que tu le saches…tu étais en en voyage à cette époque, tu ne venais plus. Tu venais de rencontrer Thomas…
-Esther, je ne pensais pas que c’était son dernier été… Mais ce qui est sûr, c’est que cette maison est définitivement interdite d’accès à ceux qui n’apportent pas de réconfort.
-On n’est que tous les trois. Papa, toi et moi. Appelle Bournicoto. Il va être content d’organiser l’enterrement une semaine après. Et demande des fleurs blanches. Maman veut des fleurs blanches pour la cérémonie.
-Elle a cru que c’était un mariage?
-T’es con. Appelle Bournicoto pour booker.
-Je booke. Je booke le séjour six pieds sous terre.
-Bouffonne.
-Relou.
-Bouffonne. T’es tellement relou qu’il te faudra une boîte en fonte à ton enterrement.
-Un scaphandre, aussi? Tiens, vas dans le frigo pendant que je téléphone à Bournicoto.
-Oh, Winnie l’Ourson, tu peux pas bouger tes fesses, un peu?
-J’ai besoin de sucre pour mes cordes vocales. La clim de la clinique, ça m’a asséchée. Tu veux appeler Bournicoto?
-Non, jvais pleurer.
-Alors, vas me chercher une glace. Un Magnum.
-Maman n’aurait pas été d’accord avant de manger…
-Ben vas lui dire.
-C’est bizarre, ta façon de réagir alors que ta mère vient de mourir… Tu t’empiffres un peu.
-Amène moi la boîte! Si je n’arrive pas à m’arrêter, t’appelleras le 18! »
Bournicoto m’a surnommé commander in chief. Papa s’est rangé derrière ses filles, satisfactait de pouvoir se comporter comme le troisième enfant. Le coup des obsèques le lundi, en plein été, force l’abnégation. Personne ne partira en vacances avant cette date. Les parents de Paris sont furieux, leurs vacances, leurs cousinades sont foutues en l’air, paraît-il. Les amis de Sète s’en foutent. Ils viendront quand même.
Mon téléphone sonne encore. Le numéro me dit quelque chose qui vaille. Je décroche machinalement.
-« Hé bonjour. C’est Géraldine?
-Oui, c’est moi…
-C’est Bagdad…hein…je suis désolé. Je suis désolée pour Maman. Elle était gentille, Maman. Qu’elle repose en paix. Inch’allah.
-Merci merci, c’est vraiment gentil d’avoir appelé… L’enterrement, c’est mardi…si jamais vous pouvez…
-Oui, oui, pas de soucis. Je serai là. Papa, il m’a dit, juste maintenant. Inna lillah wa inna ilayhi raji’oun.
-Euh…ça veut dire quoi?
-Maman, elle n’est pas seule. Allez, les filles. Vous êtes fortes, toi et ta soeur. »
Le coup de fil de Bagdad m’a rappelé une soirée de l’Aïd, quand ma mère avait les cheveux qui repoussaient, après un an et demi de chimiothérapie. Ce soir là, j’avais espoir. Et Maman riait.
-« C’était qui?
-El-Kebir. Il nous souhaitait les condoléances…
-On ne souhaite pas des condoléances….
-J’men fous, ça me fait tellement plaisir que je dis souhaiter. Il a été plus correct que pas mal de monde… Je l’écrirai, un jour, ça.
-Où ça?
-Sur mon blog. Il y a beaucoup de gens qui le lisent, qui comprennent. Maman est sortie de l’anonymat, sans le savoir. Je ne lui ai jamais dit…
-C’est quoi ton blog?
-Je te dirai après l’enterrement. »